VOTRE MAGAZINE N° 129 EST EN KIOSQUE
VOTRE MAGAZINE N° 129 EST EN KIOSQUE

Balaguer, ici et encore ailleurs

02 Juin Balaguer, ici et encore ailleurs

La capitale historique de l’Urgell se lit comme une tapisserie faite des fils mêlés de l’orient berbère et des Francs, un véritable grimoire de pierre et d’échos à lire passionnément.

Pour comprendre les racines complexes de la Catalogne, Balaguer, ancienne capitale de la comarca historique de l’Urgell, vaut toutes les encyclopédies. Ici se sont étroitement intriquées la culture arabe du califat, la tradition juive et le christianisme des princes de la Reconquête. Sous la double colline couronnée, le moindre bâtiment est souvent bien autre chose que ce qu’il parait. Les églises cachent parfois une mémoire de mosquée ou de synagogue et les styles architecturaux vacillent sur leurs archétypes. On entre dans une magnifique ville médiévale catalane et voilà que de ruelle en jardin s’impose une réalité mosaïque dont seul le Segre, majestueux, sait lire les arcanes. Bienvenue à Balaguer la mystérieuse, qui se laisse deviner comme une odalisque au bain, surprise dans la transparence mouvante des voiles et de la vapeur d’eau. Capitale historique du comté d’Urgell, aujourd’hui capitale de la comarca récente de la Noguera, elle garde de ses prérogatives historiques un aspect hiératique qui force le respect. On doit sa fondation aux contingents arabes et berbères qui au cours de la première moitié du VIIIe siècle s’installent dans la région du Segre. Ce premier campement se transforme, à la fin du IXe siècle, au moment de la stabilisation de la frontière entre Al-Andalús et les comtés féodaux, en une prospère Médina qui profite des terres fertiles environnantes. L’année 987 voit le début de la construction du château de Balaguer, qui au milieu du XIe siècle, sous le règne du Yusuf Al-Muzaffar se transforme en un splendide palais. La désintégration du Califat de Cordoue et l’instabilité politique qui en résulte est utilisée par les comtes féodaux pour débuter la conquête des riches terres et cités « andalouses ». La ville prise par Ermengol VI en l’an 1105 se retrouve incorporée définitivement au comté d’Urgell. L’héritage de La maison d’Urgell passe de familles en familles, jusqu’en 1314 où la maison de Barcelone se met à diriger les affaires du comté. En 1412, le roi Marti l’Humà meurt sans descendance, le Comte Jaume II d’Urgell se porte candidat au trône de la couronne catalano-aragonaise. Une décision prise par le tribunal réunit à Casp, octroie la succession à Ferran d’Antequera de la maison des Trastàmara. Le Comte d’Urgell se soulève contre le nouveau roi et débute une guerre qui se termine par l’emprisonnement du Comte, la destruction du château de Balaguer et la dissolution du comté. L’histoire ne dira jamais, en effet, ce qu’il serait advenu de la ville si le comte d’Urgell Jaume II avait été choisi par ses pairs. Balaguer est ainsi à la fois le fantasme inachevé des Sarrasins et le rêve brisé de ses seigneurs chrétiens et c’est dans ce double héritage de ville passionnément désirée et pourtant abandonnée qu’elle puise un charme unique. Au milieu de Balaguer, construite sur les flancs de deux très hautes collines que l’étymologie suggère, couvertes de genêts dorés, coule le Segre, énorme et tranquille, où sans doute se cachent encore quelques pépites oubliées par des dizaines de générations d’orpailleurs acharnés. Le cadre est déjà en soi un émerveillement. Le centre historique, avec ses rues pavées et tortueuses, ses arcades en ogive tronquées sous lesquelles se blottissent de jolies boutiques aux étals colorés et sa physionomie indéfinissablement orientale, est encore en grande partie enserré dans ses remparts. On entre dans Balaguer par des portes monumentales, comme on l’a fait pendant des siècles : la porte de Lleida, la porte du torrent, celle d’Albesa, et celle du puits à glace aujourd’hui disparu se dressent, obstinées, pour donner témoignage d’autres temps et en préserver les secrets. Du haut des collines, ne ratez pas les vues sur le fleuve et le quartier historique du port, aux petites maisons multicolores à arcades. L’église Santa Maria, perchée sur son piton rocheux, date de 1351. Elle fut commandée par Cecilia de Comminges, épouse justement de Jaume II d’Urgell dit l’infortuné (El Dissortat). La beauté de sa collection de reproductions de tableaux catalans consacrés à la Vierge et sa majesté toute gothique valent votre visite.

Héritage de l’Histoire

L’immense place du Mercadal, la plus grande place à arcades de Catalogne, plantée de magnifiques platanes, marque la séparation entre deux vagues successives de remparts, entre la ville et l’extérieur pour le premier, entre la ville et son quartier juif pour le deuxième. Ces superpositions de mémoires semblent être la loi commune de cette cité singulière, puisque l’église du Miracle, tout près de la rue des Teixidors (tisserands) est située exactement là où se trouvait l’ancienne synagogue, en plein milieu du call (quartier juif). « Sous l’ère chrétienne, les juifs ne sont pas restés très longtemps à Balaguer. Ils sont arrivés en 1333, et la plupart sont partis avant 1492. Ici, le fait différentiel ce sont plutôt les morisques, des musulmans plus ou moins convertis qui se sont peu à peu fondus dans la population. L’empreinte maure est partout » dit fièrement Francesc, guide touristique. Confirmation immédiate sur la deuxième colline avec le château de Balaguer (Balagî), connu sous le nom de Castell Formós, construit par les Sarrazins. Cet ouvrage d’abord défensif, est surtout connu pour son palais résidentiel orné de fresques polychromes à motifs végétaux et géométriques et ses frises épigraphiques affichant des sourates du Coran et des dessins zoomorphes. Il était autrefois orné de jardins qui rajoutaient à sa beauté, des agréments fort peu connus dans les châteaux forts sous la chrétienté. Comme le reste des éléments de patrimoine de la ville, le château est devenu, au départ des Maures, la résidence des Comtes d’Urgell. Il fut même l’objet de grands travaux de décoration pour s’adapter davantage au goût des seigneurs chrétiens, mais les troupes catalanes chargées de mater la révolte du dernier Comte de la lignée détruisirent la forteresse en 1413. « Avouez qu’il est triste d’avoir survécu à plusieurs siècles de guerre contre les Maures pour succomber à un conflit inter-catalan ! Chaque fois que j’accompagne des groupes pour visiter le château, je médite sur cette triste ironie du sort. L’histoire, au fond, tient à pas à grand chose » sourit Joan, historien amateur. Pour autant, les ruines colossales, qui évoquent bien davantage une casbah qu’une forteresse occidentale, rendent un hommage mérité à la double splendeur de ce château.

Métissage de cultures

Il se trouve juste à côté de l’église du Saint Christ, une ancienne mosquée, dont l’original fut brûlé en 1936. Le sanctuaire actuel a été reconstruit en 1947. Juste derrière s’étend le parc archéologique d’Almatà, l’ancienne ville sarrasine construite lors de l’avancée de Al-Andalús, et qui fut peuplée du VIIIe au XIe siècle. Ses énormes murailles étaient défendues par 27 tours et cette importante médina possédait comme il se doit une mosquée (aujourd’hui remplacée par l’église du Saint Christ), une aljama (un quartier juif), un marché, un alcazar, des bains et des souks… « On ne voit peut-être plus grand chose mais il faut penser qu’on n’a même pas fouillé 10 % du site » explique Meritxell, archéologue. Outre les mosquées transformées en églises, le couvent des Dominicains, de l’autre côté du fleuve, érigé à l’initiative d’Ermengol X avec l’autorisation expresse du pape Jean XXII, maintes fois détruit et maintes fois reconstruit, offre la simplicité de sa nef unique, la luxuriance gothique de ses ouvertures et son cloître carré. Les guerres et les reconquêtes n’ont fait qu’enrichir le patrimoine de Balaguer. Dans les quartiers plus modernes, là où les habitants les plus riches ont crée des zones résidentielles se dresse une belle maison moderniste, le chalet Montiu. Huisseries somptueuses, carrelages floraux, faux plafonds et décors de plantes convoquent un somptueux jardin de pierre aux ouvertures courbes. Pour ne rien perdre des sortilèges de la ville, l’office de tourisme a prévu une série d’itinéraires thématiques et complémentaires que vous pourrez rythmer de haltes gourmandes. L’escargot à la bruquesca (à l’aïoli) ou à la gormanda (en sauce piquante), la fougasse à la ratatouille (coca de samfaina), les civets de perdrix et de lapin occupent sur les menus une place de choix, tandis que les gouleyants vins d’appellation Costers del Segre, distillent leur sens de la fête, en plein accord avec les rues animées, actives et bruissantes. On sent affleurer sous l’apparence lisse d’une ville d’aujourd’hui un petit monde de paysans et d’artisans, ce que confirme la présence d’anciennes fabriques d’espadrilles, de farine ou de papier. Décidément, Balaguer a su faire des cicatrices de l’histoire un passionnant chemin de vie.

Pas de commentaire

Poster un commentaire