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« Com un rebost »

28 Mar « Com un rebost »

Le Segrià réussit à allier terres arides dévolues aux cultures méditerranéennes les moins gourmandes en eau et zones irriguées de canaux aux vergers exubérants, tout entier encore tourné vers son monde originel rural qui enchâsse sa capitale et la cercle d’ocre et de vert.

La principale activité du Baix Segre, c’est la culture millénaire des fruitiers, facilitée par un réseau d’irrigation hérité des occupants musulmans qui en ont fait un immense verger.  Quelle que soit la terre, riche ou sèche, elle explose de couleurs au printemps, et couvre de larges taches blanches ou roses des paysages qui ressemblent à un patchwork de natures mortes. Les amandiers ouvrent le bal dès l’hiver sur l’ocre des pierres. Ils accompagnent le plus souvent les feuillages bleutés des oliviers, leurs compagnons naturels, qui laissent parfois la place à de vastes étendues de vignes nues. Ils sont vite suivis des cerisiers faisant des champs fleuris un immense kimono brodé de blanc posé sur les reliefs. Un peu plus tard, en mars-avril, le rose soutenu des pêchers et celui, plus clair des pruniers, se mêlent avec volupté aux fleurs virginales des pommiers et des poiriers en espalier, explosant en grandes rayures blanches qui strient les champs et les collines à perte de vue. Un vrai vent de fleurs, odorant, entêtant, tourbillonnant d’insectes enivrés s’offre aux visiteurs qui sont invités, un peu partout, à parcourir les exploitations, à faire des photos, à planter leur chevalet, à accompagner le ballet des oiseaux que les filets et les miroirs ne suffisent pas à décourager. Toute cette beauté se conquiert de haute lutte : elle est le résultat magique d’un labeur ancestral de taille, d’arrosage, de veille, de cueillette savante et minutieuse transmis au sein de petites exploitations familiales. De très nombreuses familles vivent de la fruiticulture, notamment du côté d’Alcarràs, Torres de Segre, ou Aitona, là où le Sègre coule lentement vers sa mort bleue dans les eaux de son maître, l’Ebre. Quelques collines semblent avoir été semées là, juste pour servir de miradors improvisés aux admirateurs de la plaine multicolore et accueillir d’improbables ermitages. Autour des lacs de barrage d’Utxesa, pêchers, nectariniers et pêchers à pêches plates se bousculent pour accéder à l’eau. Ces étendues bleutées ne naissent d’aucun fleuve, bien que situées à équidistance des cours du Sègre et de l’Ebre, mais bien d’un canal industriel qui nourrit trois bassins. Faites donc le tour de ces lacs, idéalement à bicyclette car leur périphérie est longue de 14 km. Vous aurez l’impression de plonger dans un océan de pétales changeants, côté terre, tandis qu’une immense mer de roseaux danse sous le vent, cachant par moment le calme absolu des eaux. Un Centre d’Interprétation, tout de bois vêtu, vous permet, d’une passerelle à l’autre, de faire connaissance avec la population de ces zones humides, rares et belles. Parfois, de grands carrés violets rivalisent avec le bleu profond du ciel, une concession récente à la plante emblématique de la Provence, la lavande, réputée pour sa résistance farouche à la sècheresse. Le houblon vagabonde parfois, impatient de se transformer en bière artisanale. Cette terre est un enchantement printanier qui se renouvelle en toute saisons. Si vous avez la chance que des arbres soient encore en fleurs attendez-vous à croiser des armadas de Japonais, de Chinois et autres asiatiques amoureux des fleurs car le site est devenu un des musts des tour-opérateurs et se fait allégrement bombarder de photos ! Trop tard ? Rassurez-vous, vous êtes les bienvenus, un panier à la main, pour profiter des joies de la dégustation et de la cueillette, plus gourmandes !

Tous les paysages

Au sein du Segrià, cinq villages à savoir Almatret, Llardecans, Sarroca de Lleida et Torrebesses ont décidé de former un noyau identitaire, aussitôt rejoints par quatre autres localités comme Alfès, Alcanó, Aspa et Sunyer. Toutes ces communes appartiennent à une communauté invisible, qui se reconnaît dans la culture des oliviers et des amandiers et dans des paysages plissés par de nombreuses vallées très éloignées des zones humides. En fait, il existe à cette impression d’appartenance relative une explication très simple : autrefois, ces villages faisaient partie de la comarca de Les Garrigues, et on les nomme encore souvent les Garrigues Historiques. Ils font partie de la grande famille des terres sèches qui ne se limitent pas aux amandiers à l’olivier et à la vigne, triptyque sacré de la Méditerranée, mais intègrent ici, en lieu et place du blé et des champs d’orge à perte de vue. La route de l’huile passe devant des oliveraies vénérables dont la nature a sculpté les troncs en silhouettes orantes, en bancs improvisés, en statues. Le spectacle devient plus beau encore sous la brise quand le gris bleu des oliviers se prend pour une armée de vagues déferlant sur l’ocre du paysage, d’une restanque à l’autre, toutes ourlées d’une broderie serrée de pierres sèches. Plus au nord, autour de Raïmat et de Gimenells, là où le canal Catalogne-Aragon étend le bienfait de ses eaux et se paye le luxe de creuser des étangs, la plaine se dispute avec les tossals, les petites buttes rondes qui tiennent ici lieu de collines. Elles sont impatientes d’accueillir la vigne, la toute première des Costers del Segre, et aussi toute une chaîne agroalimentaire, des fromages artisanaux au miel, des fruitiers aux confitures, des élevages porcins aux vacheries. Cette partie de la comarca, au nord-ouest, est étrangement marquée par des villages de type andalou, aux petites ouvertures et aux murs chaulés. Explication : c’est Franco en personne qui décida de leur construction pour y accueillir des ouvriers agricoles venus du sud des Espagnes et d’Estramadure, histoire de coloniser ces espaces perçus comme étrangers par le caudillo !

On se prend à imaginer que Zorro va sortir de l’une de ces demeures de carte postale, tant elles sont caricaturales d’une architecture ibérique si fantasmée qu’elle semble emprunter au carton-pâte du 7e art ! Au-dessus de ces toits, de ces collines que surmonte de temps en temps la ruine d’une casbah oubliée, règnent d’énormes nids de branches, veillés par des cigognes impassibles. Il arrive qu’elles se mettent à émettre des claquements de bec qui font sursauter les chats placides installés au soleil. C’est un monde à part, suspendu entre Aragon et Catalogne, qui semble osciller entre deux identités, et qui, pourtant, repose sur l’enracinement, têtu. Irrévocable. La terre reste la reine absolue de ces espaces qui jouxtent le désert du Monegros et qu’il a fallu, on le devine, dompter à force de sueur.  Le résultat est à la mesure de l’alliance qu’ont nouée ici les hommes et la nature, engagés dans un combat gagnant – gagnant depuis des siècles, chacun tentant de rendre à l’autre, au centuple, ce qu’il en reçoit. Le regard est le premier bénéficiaire de cette étrange compétition : forgés par l’homme ou laissés à l’état sauvage, les paysages de ce Segrià paysan sont beaux pour qui sait les effeuiller et deviner ce supplément d’âme maure qui les habite et que neuf cents ans de présence chrétienne n’ont pas suffi à effacer. Le Segrià, c’est un peu le garde-manger où l’on serrait autrefois, bien avant l’invention du réfrigérateur, les aliments indispensables à la survie. En catalan, cet espace sacré, grand temple des saveurs familiales s’appelle le rebost. Rien de plus naturel pour une comarca qui revendique de canal en verger, de maraichage en vigne, ses racines paysannes, le labeur noble de ses aïeux penchés sur la terre dure. Poussez donc la porte du rebost, vous y retrouverez sûrement, d’où que vous veniez, un peu de votre enfance et surtout, la force irremplaçable de l’authentique.

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