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Igualada, fleur de peau, cœur de cuir

30 Mar Igualada, fleur de peau, cœur de cuir

A Igualada, sur les rives de l’Anoia, le cuir et les tanneries ont inscrit leurs lettres de noblesse depuis plus de 700 ans. Une histoire de savoir-faire, d’artisanat à fleur de peau, de patrimoine vivant. Considérée comme la « Capitale européenne du cuir de qualité », Igualada joue la carte du premier choix et de l’exigence. Ici, la tradition d’un quartier médiéval attire les plus grandes marques internationales du luxe. 

Je suis une « peau de vache » ! Une vraie de vraie. Pour autant je ne suis ni méchante, ni vilaine et encore moins adepte des coups bas. Bien au contraire, j’ai même permis à la cité d’Igualada de faire peau dddneuve et de l’élever au rang de « Capitale européenne du cuir de qualité » ! En catalan, je suis « la pell », littéralement la peau. Je suis cette enveloppe qui a jeté son dévolu sur la cité d’Igualada dans la région de l’Anoia, là où coule une rivière du même nom. En vérité, moi la peau, j’ai eu du pot grâce à l’eau. L’Anoia, cet affluent du Llobregat, a servi à irriguer les champs, à abreuver les bêtes et s’est invité au coeur de la cité par l’intermédiaire d’un entrelacs de petits canaux, les « recs » en catalan. Vous me suivez, encore ? C’est simple. Grâce à l’eau, aux pâturages verdoyants, les veaux, les vaches et autres agneaux ont bien grossi. Ils ont été mangés, et leurs peaux transformées en cuir dans les tanneries installées au bord des canaux d’irrigation. Une vieille histoire de peaux, longue de sept siècles ! En Catalogne, on trouve date de l’activité de tannage dès 1079. à Igualada, c’est en 1693 que fut créé le « Gremi dels Blanquers », la confrérie des tanneurs. Imaginez ! En 1799, on comptait 20 fabriques pour une centaine d’ouvriers. Puis 51 tanneries en 1898, puis 200 en 1918 et plus de 1000 travailleurs.

Les anciennes tanneries, joyaux architecturaux de la vieille ville

Seconde peau du cœur d’Igualada, on me laissait fermenter dans des fosses, je me faisais battre par des sabreurs. Rognage, reverdissage, empilage, écharnage et picklage. Et toujours cette odeur persistante, ces exhalaisons et cette atmosphère putride qui envahissait le quartier du Rec. C’est dans cette zone de trois kilomètres seulement, le long du cours de l’Anoia que se concentrent encore aujourd’hui les plus emblématiques tanneries. Dans le barri del Rec, elles déferlent littéralement. à commencer par la tannerie Bella qui date de 1911 et accueille depuis 2015 le siège du « Leather Cluster Barcelona ». Cal Granotes, tannerie convertie en musée prend le relais. Apparaît ensuite Cal Segall, la tannerie toute en arcs et voûtes, la plus anciennement documentée. Pas une seule ruelle sans tannerie. Castellfort, Joan Llucià, Pelfort, Combalia, Vives Gibert, Balcells, Martí Enrich, Cal Sabater, Bas, Linares, Colom… N’en jetez plus, y en a encore. Façades industrielles ou de style Art Nouveau, elle crèvent la rétine et interpellent le visiteur. Une centaine de joyaux architecturaux passés de père en fils, transmis de génération en génération. Leur empreinte est inscrite au Patrimoine Industriel de Catalogne et le quartier est actuellement considéré comme l’ensemble architectural de tanneries en activité le plus important d’Europe ! Sauf que… Le savoir-faire ancestral et l’activité artisanale ont fondu comme peau de chagrin pour laisser place à de grosses usines industrielles. L’ancienne tannerie Cal Granotes s’est transformée en musée. La tannerie de la famille Bas s’est convertie en hôtel-restaurant de prestige. La Bella est devenue un showroom de cuir, une vitrine des plus belles pièces à destination de la clientèle internationale. Mais c’est Cal Boyer, une ancienne usine textile qui a été choisie pour héberger le splendide « Musée du cuir d’Igualada ». Un outil culturel de très haute volée qui recueille le témoignage de générations de tanneurs établis au centre de la cité médiévale, le long du canal d’irrigation. Ici, tout est peau, tout est cuir. Je suis ici dans mon élément. Tout résonne : les outils, les parchemins à base de peaux d’animaux, les malles de voyage en vieux cuir, les gants de boxe en cuir, les démonstrations d’étanchéité d’un cuir robuste. Odeur de labeur, fragrances de tanins, pièces de maroquinerie, de mégisserie, de tapisseries. Ateliers pédagogiques, expériences manuelles. Parmi les visiteurs, les scolaires de la région redécouvrent leur patrimoine. Un peau à peau qui souvent pourtant dérange les jeunes générations « à tendance végane » soucieuses de l’environnement et du bien-être animal… Leur réaction me touche, j’accepte la critique mais je tiens à me défendre. Et Sol Sanchez en charge de la communication et de la culture du musée du cuir m’y aide bien : « On a de plus en plus de jeunes qui ne veulent même pas toucher la peau… Je leur explique que le cuir est un résidu de l’industrie alimentaire. Les catalans restent de gros mangeurs de viande, nous avons de fait énormément de déchet. Les animaux ne sont pas spécifiquement élevés pour être transformés en cuir. La peau est récupérée auprès des abattoirs pour être transformée en matériau de qualité, respectueux de l’environnement. Les animaux sont élevés à l’air libre, sans souffrance. Actuellement la trentaine d’usines qui emploient près de 1000 travailleurs, profite de ces restes pour les recycler. » De peau brute à jeter, je suis passée au rang de matière première, de cuir de luxe. Le travail artisanal a fondu comme peau de chagrin. Remplacé par des usines aux technologies de pointe qui parfois utilisent encore les murs d’anciennes tanneries. Moi, petite peau née à Igualada, je suis ainsi convoitée et achetée par des marques de luxe telles que Dior, Armani, Hermès, Vuitton, Prada, Gucci ou encore Loewe ! De grands noms qui reconnaissent ma qualité haut de gamme et le travail du « Gremi de blanquers d’Igualada » pour confectionner ceintures, sacs à main, valises et autres articles de voyage.

Du quartier du Rec au monde des marques de luxe 

A titre d’exemple, l’entreprise Curtits Badia fondée à Igualada en 1889 est entre les mains de la 4e génération de tanneurs. Elle exporte 85 % de sa production vers la France, l’Italie, l’Angleterre, les états-Unis et de plus en plus vers la Chine. Curtits Badia entre dans le palmarès des 10 premières entreprises du monde spécialisées dans le cuir de très grande qualité. à ce niveau-là, je suis presque devenue un produit « secret défense », placée sous très haute surveillance au nom de juteux contrats de confidentialité… Dans l’ombre de ces mastodontes, une poignée d’artisans du cuir tentent de résister. Fiers de travailler le cuir à la main, avec passion et dévotion. Avec sa marque Nubuckcuir, Montse Soler fait partie des ardents défenseurs de l’artisanat, du savoir-faire slow hérité des anciens. De son atelier, niché au cœur d’un vieux mas de pierres aux abord d’Igualada, émane la force tranquille et la noblesse des cuirs riches de leurs imperfections, et de leurs éraflures naturelles. Sac à main, à dos, poches et pochettes. Montse dessine et façonne chacun de ses modèles avec une vue imprenable sur la montagne de Montserrat. Aucun de ses cuirs haute-couture ne se ressemble. Pas de boutique pour ces pièces uniques et authentiques. Seulement en vente online. Comme elle, Jordi Ribaudi milite pour l’artisanat Kilomètre Zéro, de proximité. Artisan, décorateur d’intérieur et designer de mobilier haut de gamme, Jordi reçoit dans son atelier du Carrer del Rec. Là, dans l’ancienne tannerie Gabarró construite en 1850. Jordi avait toujours dit que s’il gagnait à la loterie, il rachèterait une tannerie. à défaut d’avoir décroché le gros lot, Jordi devient locataire de ce lieu aussi singulier qu’atypique. Rénovée, la bâtisse offre aujourd’hui un sous-sol tout en arcades et deux étages sans fin, soutenus par de splendides poutres. C’est désormais dans ce lieu à l’âme surannée que Jordi dessine ses plans de mobilier, et donne une seconde vie à toutes ces peaux sorties des tanneries industrielles voisines. Dans cet antre est né le projet Toru en 2016. Une collection de chaises aux faux airs de sabot ou de babouche, de fauteuils inspirés par les nomades. Mobilier épuré, hautement contemporain. Présentées à la Design Week de Dubaï, les œuvres de Jordi ont fait mouche. Vendues à prix d’or et prisées pour leur « sobriété catalane ». Passionné par l’histoire industrielle d’Igualada, sensible à l’architecture comme à l’artisanat traditionnel, Jordi est celui qui a lancé en 2009 le REC.0, un festival novateur de mise en valeur du patrimoine architectural et de l’ancien quartier industriel d’Igualada. Cette année encore, du 10 au 13 mai, les anciennes tanneries ouvriront leurs portes pour se transformer en « pop up stores » de mode comme autant de vitrines magiques pour de grands designers locaux et internationaux. Pièces de prestige, rares, et à prix très attractifs. Rec.0, ce sont aussi des food trucks installés dans les rues du quartier historique, des scènes de musique et des espaces de culture. à Igualada, durant quatre jours, on se prend à rêver que ce formidable festival ne soit pas qu’éphémère et qu’à la manière d’une machine à remonter le temps, le Rec retrouve l’effervescence de ses quartiers. De son âge d’or.

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