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Rencontre avec Joan Vilanove

04 Fév Rencontre avec Joan Vilanove

Joan Vilanove est écrivain, historien, passionné de catalanité, auteur de plusieurs livres à succès mettant en lumière les spécificités de notre culture et de notre histoire. Il a notamment beaucoup travaillé à l’apport des juifs, notamment dans le fonctionnement des institutions.

Cap Catalogne : Bonjour. Vous avez beaucoup travaillé sur l’héritage juif en Catalogne. Pourquoi ?

JV : J’ai toujours eu une conscience aigüe de la spécificité culturelle de la Catalogne par rapport à la France ou à l’Espagne, même si bien sûr, je prends en compte la grande proximité occitane. Toujours, nos monarques ont eu auprès d’eux de grands penseurs et administrateurs juifs qui les ont guidés et éclairés. C’est quand même dans ce monde occitano-catalan qu’ont eu lieu les grandes disputations entre Juifs et Chrétiens et que le catharisme a pu prendre racine.  Je ne vois pas que ce genre de remise en cause du puissant dogme catholique ait eu lieu ailleurs, dans le sud de l’Europe à la même époque… Je ne vois pas non plus, et ça a son importance, que des monarques se soient contentés chez eux du titre de comtes, ni qu’on se soit soucié dès l’an mil d’inventer un proto-parlementarisme… Les juifs ont introduit à la cour une habitude de la négociation et de la palabre, en privilégiant toujours l’arrangement par rapport à la force. Et cela a duré tout au long de l’histoire de la Catalogne. 

CC : Ces juifs catalans, qu’avaient-ils de particulier ?

JV : Je les considère d’abord comme des passeurs. La Catalogne s’est trouvée aux avant-postes de la pensée et de la science, parce qu’ils étaient à la fois des passeurs et des traducteurs du monde arabe, et qu’ils intervenaient dans une culture marquée par les scriptoriums des grandes abbayes. Leurs savants étaient arabisants, ils entretenaient des liens familiaux et commerciaux dans toute la Méditerranée. Ils ont puissamment contribué à la progression des connaissances et à leur circulation dans les deux sens, avec souvent comme plate-forme Majorque et sa forte communauté. Les juifs catalans éminents ne manquent pas. Je pense évidemment à Nahmanide, kabbaliste indépassable, mais aussi à Ha Meiri à Perpignan, capable de poser le monothéisme comme un tronc culturel commun en plein Moyen-âge ! C’est quand même intéressant, non ? Deux pensées juives diamétralement opposées et universelles juste en Catalogne ? Mais nous avons aussi des poètes comme Astruc Bonafeu, ou l’intellectuel Savasorda, mathématicien, astrologue, astronome et philosophe, ou encore David Bonjorn, astronome et né à Collioure. Je suis fasciné par la densité et l’effervescence de ce monde juif catalan qui a pourtant payé de sa vie et de son existence le fait d’avoir existé si fort. Je suis frappé par le fait qu’on le connaisse aussi mal malgré les efforts entamés il y a une quarantaine d’années.

CC : Vous voulez dire qu’il y a eu jalousie ?

JV : Je veux dire que d’une certaine façon, l’Inquisition née contre les Cathares a fait florès avec le judaïsme, favorisée par les grandes pestes qui ont fait de la communauté le bouc émissaire idéal, mais aussi que quand on est le plus grand créancier d’un royaume, il y a avantage à disparaître. C’est assez comique en fait, les chrétiens ont reproché aux juifs ce qu’eux-mêmes avaient mis en place en leur laissant la gestion de l’argent pour s’exonérer du pêché d’usure… Mais en parallèle, lors de la grande disputation de Barcelone qui voit s’affronter représentants du Judaïsme et du Christianisme sur des questions théologiques de fond comme l’incarnation, on est obligé de conclure à un match nul ! Il y a eu émulation entre les élites, oui. Et lutte d’influences. L’arrivée des Rois Catholiques a sonné le glas d’un monde déjà déchiré par des affrontements, mais elle est surtout responsable d’une mutilation identitaire. En perdant ses juifs la Catalogne a perdu une partie de son identité propre.

CC : Comment expliquez-vous ces avancées intellectuelles des juifs?

JV : Par plusieurs éléments. D’abord, il existe dans la tradition juive un besoin perpétuel d’étude et d’explication de texte qui ennoblit tous les métiers intellectuels. Les communautés juives n’avaient pas de bras armé, pas de chevalerie, leur hiérarchie était religieuse et communautaire. L’ascendant s’obtenait par le mérite et l’intelligence, ce qui sera la base même, par la suite, de l’apparition, en Catalogne d’une bourgeoisie prospère et éclairée. Ensuite, les juifs n’étaient pas limités dans leurs recherches par des préceptes religieux. Ils pouvaient être médecins ou banquiers sans problème. Enfin, ils étaient nomades et voyageurs, donc bien davantage ouverts au monde. Tous ces éléments mêlés tissent les conditions de la naissance de concepts nouveaux. Sur tout le territoire, des médecins ont soigné indifféremment juifs et chrétiens, ont tenté des traitements, inventé des médicaments, prescrit des cures et fait avancer la science. Les orfèvres ont atteint des degrés d’excellence extraordinaires. Les juristes ont compilé, confronté, enrichi les corpus existants. Les mathématiciens et astronomes ont traduit des milliers de pages de traités arabes, on a inventé la table de change qui est l’ancêtre de la banque. Dans tous les champs de la vie sociale, les juifs ont su apposer leur marque, dans un contexte pourtant hostile. Il n’est pas interdit de penser que le statut des femmes juives, plus émancipées et libres d’hériter et de posséder a influencé le cas si particulier en occident chrétien des femmes catalanes. Les murs des calls n’ont jamais été étanches, si bien que les communautés juxtaposées ont connu une certaine capillarité à travers des échanges quasi-constants. Et ce pendant au moins sept siècles.

CC : Et en termes de modes de vie ?

JV : Le mode de vie des juifs, basé sur une hygiène extrêmement rigoureuse, a durablement influencé les habitudes de la société catalane, pour ne pas parler de la cuisine ! Le sucré salé, fort peu pratiqué dans le reste des Espagnes, le mélange de fruits et de légumes, les picades, les pâtisseries à l’huile d’olive, tout ça vient du monde juif. Et bien sûr, ce n’est pas le lieu, je ne parle pas de ces milliers de marranes qui ont maintenu pendant des siècles un judaïsme instinctif et oral… Selon les dernières études plus de 30 % de la population catalane autochtone est marrane, c’est dire ! Cela signifie que pendant au moins trois générations, on apprend à être à la fois soi et l’autre, on est un excellent paroissien et le vendredi soir on fait shabbat. D’ailleurs, tout le village sait que la cheminée de certains foyers n’est pas allumée de tout le samedi, et personne ne dit rien.  Dans l’inconscient collectif, forcément, on apprend le doute, la dualité et la tolérance. On essaie toujours de régler les problèmes par le débat et la discussion, parfois jusqu’à l’absurde. Je note d’ailleurs que l’un des principaux reproches de Franco à la Catalogne était ce qu’il appelait son « enjuivement », autrement dit, sa liberté d’entreprendre, sa réussite économique et son application plus libre et moins fanatique des préceptes catholiques. Dans son délire, il avait perçu une part d’identité irrévocable. Vous voyez, on commence en parlant d’influence comme si c’était un phénomène extérieur, et on finit en se parlant dans le miroir…

 

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